S’orienter au service de l’essentiel

Paru le 10 avril 2020

 
Par Louis Cournoyer, Professeur-chercheur en counseling et développement de carrière, directeur de la maitrise en counseling de carrière (UQÀM), conseiller d'orientation et superviseur clinique
 
Bon, ben c’est cela, là… Pandémie, points de presse quotidiens de Legault, désorganisation et déstructuration des habitudes de vie, insécurité et instabilité envahissantes, pertes d’emploi, de revenus, de sécurité… mais aussi, réflexions sur le sens de la vie, pour soi et avec et parmi les autres… 
 
Est-ce que l’on vit une transition vers un changement ou juste une situation, une mauvaise passe adaptative? Nous fonctionnons toujours pour l’instant, avec nos repères, ce que l’on connait, ce que l’on sait faire. Nous sommes placés, nous, humains, tous les humains, dans une situation d’apesanteur, où l’on ne sait plus si ce qui prévalait va prévaloir « après », sans savoir à quand se situe cet… après. Nous voilà télétravailleurs, enseignants à la maison, « zoomeurs » de réunions de travail, de soupers entre amis, de survie de son besoin de sociabilité avec le monde extérieur.
Il y a des jours, des moments, où il nous apparait mieux éviter de trop ressentir, parfois l’on ressent trop, parfois nous refusons de ressentir parce que c’est juste trop. Ce sont là des stratégies d’ajustement plus ou moins adaptatives communes à l’être humain (Young & Klosko, 2003). Parfois, au contraire, nous arrivons à porter ce qui se passe, à accepter que l’on ne contrôle rien, que c’est juste là, autour, cette anormale normalité ou cette normalité anormale. On ne sait pas quand cela va se terminer. Le « ça va bien aller » est appelé de plus en plus à devenir « ça va bien se gérer », car individuellement et socialement il faudra bien donner du sens à tout cela. Le « ça » qui doit bien aller, c’est surtout « nous », « soi ». 
 
Si ça revient vite à la « normale », nous pourrons enfin reprendre une vie jugée tout aussi normale, du moins une vie plus stable, sécurisante, sur laquelle nous avons plus de pouvoir de contrôle. Par contre, plus ça va durer, plus il est possible de penser que cela va imposer progressivement de nouvelles réalités de vie personnelle et sociale, de nouvelles données avec lesquelles composer pour fonctionner en société. Plus il deviendra difficile à ce moment de rester accrochés à nos repères du passé comme facteurs de décision, plus nous serons confrontés à la « traverse du changement ». D’un « que vais-je devenir? » va s’imposer le plus fondamental « qui suis-je et que puis-je faire? »là, maintenant? 
 
 
S’orienter au… service de « l’essentiel »… 
 
L’un des paradoxes de l’orientation est de chercher à trouver dans le monde ce qui se construit d’abord en soi, par soi. Un autre de ces paradoxes est de penser qu’il existe une bonne méthode pour trouver un bon choix, quelque chose de commun, de normal, alors que s’orienter s’avère une expérience intime, qui nous confronte à nous-mêmes, à nos forces comme à nos limites, à nos espoirs comme à nos doutes. C’est pourquoi il est bon d’être accompagné par une conseillère, d’un conseiller d’orientation qui connait bien les « passes » que l’on est appelé (naturellement) à traverser. Et bonne nouvelle! Il y a une donnée plus solide, plus fiable, bien que subjective et imparfaite, sur laquelle nous pouvons nous appuyer : soi. 
 
Au moment où l’on prend conscience à quel point nous sommes tous unis, que le travail de certaines, de certains, joue un rôle de « service essentiel », nous sommes invités ou rappelés à concevoir l’acte de s’orienter comme une action sociale. À quoi je sers dans le monde? À quoi je pourrais servir? Il ne s’agit pas ici de servitude au sens de soumission, mais au contraire de vouloir servir par soi quelque chose de plus grand que soi. Le plaisir, l’engagement, mais aussi le sens sont trois voies par lesquelles nous pouvons évaluer notre bien-être en regard de ce que nous jugeons être et faire (Lee Duckworth, Steen & Seligman, 2005; Lee Keyes, 1998). Prenez un moment pour vous poser ces questions : 
 
  • Le plaisir : est-ce que les actions que je pose déclenchent des émotions positives, me procurent un état de flexibilité et d’ouverture, encouragent l’expression de mes pensées, de ma créativité, assurent la mobilisation de mes ressources intellectuelles, relationnelles, physiques ou psychologiques?
  • L’engagement :est-ce que les actions que je pose représentent un défi suffisamment difficile pour être stimulant, encourager mon dépassement, tout en demeurant accessible sur le plan des efforts à mettre?
  • Le sens :est-ce que les actions que je pose sur le plan personnel sont cohérentes, utiles et intégrées à celles de mon monde?
 
Il n’y a pas de plaisir sans engagement ni sens. Il n’y a pas d’engagement sans plaisir ni sens. Il n’y a pas de sens sans plaisir ni engagement. De la même manière, il n’y a pas de plaisir, d’engagement ou de sens sans cohérence, congruence, appartenance avec l’autre, le monde. 
 
Plutôt que de chercher à faire sa place dans un « marché » de l’emploi, pourquoi ne pas chercher à contribuer à donner du sens dans le monde? Nous le voyons actuellement. Être utile, voire essentiel, ce n’est pas juste de se faire Bouddha, Martin Luther King ou responsable de la santé publique et promoteur de tartelettes portugaises… Voyez-vous comme moi le « sens » que l’on peut donner (soudainement) à son travail de caissier d’épicerie, de responsable de l’entretien ménager en milieu hospitalier, de transporteur de denrées alimentaires, lorsque cela sert quelque chose de plus grand que soi? Il faudra se le rappeler… après. 
 
Références 
 
Keyes, C. L. (2006). Subjective well-being in mental health and human development research worldwide: An introduction. Social indicators research77(1), 1-10.
 
Lee Duckworth, A., Steen, T. A., & Seligman, M. E. (2005). Positive psychology in clinical practice. Annual Review of Clinical Psychology1, 629-651.
 
Young, J. & Klosko, J. (2013). La thérapie des schémas. Bruxelles : De Boeck.